Et si tout recommençait… ?
Si elle devait refaire sa vie ?
Elle s’était maintes fois posé cette question.
Tout changer ? Elle ne s’en sentait plus la force. L’âge sûrement. Et puis, elle
craignait d’y perdre ses bonheurs.
Et si elle ne changeait que la fin. La fin du jour ? Juste la fin du jour
d’aujourd’hui ? On l’avait toujours dit fainéante. Ca prouverait bien qu’elle l’était.
Cet aujourd’hui s’était présenté comme à l’ordinaire. Bref, un dimanche. Dans toute
sa calamité.
En une clarté retenue, le printemps faiblard ne s’agitait qu’à peine entre les
rideaux de lin bis.
Elle avait traîné au lit, dans la chambre d’amis, sans aucune envie de se lever,
aucune envie de rien. Son corps pesait encore de toute sa nuit, une nuit sans lune, très noire, entrecoupée de longueurs aux yeux fermés mais à l’esprit ouvert en grand.
Ou sur un livre sans être vraiment dedans, sous la mauvaise
lumière.
Elle s’était endormie hier soir sur son stylo feutre rouge ouvert, celui qu’elle
utilise pour corriger les travaux de ses élèves, et pour écrire dans son carnet. L’encre avait fui sur ses cuisses, dans les draps et sur le matelas pendant des heures
hémorragiques.
Il faudrait nettoyer cela mais elle ne savait pas comment.
Le muffin grillé avait le goût de muffin grillé. La cafetière mal réglée lui avait
donné un expresso trop long. Elle avait dû une fois de plus en refaire le réglage et puis seulement en avait bu un second, plus serré. C’était bon, heureusement.
Son émission littéraire, la seule qui l’intéressât à la télévision et qui était
retransmise le dimanche matin, était interrompue pour cause de trêve estivale jusqu’en septembre. Elle repassait d’habitude en la regardant.
Elle remit le repassage à l’après-midi. Pas d’envie. Pas de courage, non
plus.
La douche verte effaça difficilement l’encre rouge qui s’était étalée sur sa cuisse
gauche. Question de cœur. Et de complémentarité, probablement. Elle dut frotter. Presque rageusement.
Les enfants dont elles avaient prévu la part du repas de midi, avaient ouvert les
yeux à dix heures et demie passées et annoncé qu’ils ne mangeraient pas là. Elle avait congelé les cinq escalopes de poulet qu’elle avait envisagé de cuisiner à la coco et sorti deux filets de
poisson blanc. Cela suffirait pour elle et lui. Avec un peu de la ratatouille qui restait d’hier, et quelques cuillères de riz noir pour le contraste.
Et un yaourt.
Il n’aime pas la ratatouille. Elle s’en fichait.
Le soleil très pâle pour la saison perçait enfin, sans trop le
vouloir.
Elle descendit nourrir les tortues, trouva la plus grosse, Carapate, qui cherchait la
chaleur dans un creux du béton juste devant la porte et déposa sous son nez quelques feuilles de laitue. Elle avait vu cette belle femelle essayer de creuser quelques trous depuis le début de la
semaine à la recherche du meilleur endroit pour pondre : il fallait qu’elle prenne des forces.
Elle avait cherché en vain les trois autres gros spécimens.
Puis, elle fit passer quelques fanes d’une botte de radis au travers les mailles du
grillage de l’enclos des petites. Seul Surf se rua sur les feuilles. Elle lui sourit. Un instant, elle crut qu’il lui rendait son sourire. Il sourit tout le temps, Surf, quand elle
vient.
Et puis le repas, les yeux dans l’assiette, le nez dans la
ratatouille.
Et puis la sieste. La grosse sieste. Pour elle. Pas pour lui : ne rien faire est
tellement culpabilisant.
Elle ne dormit pas vraiment. Lu et dormi. Dormi et lu. Avec devant elle le tas de
repassage pas sage qui lui faisait de l’œil, un œil de reproche : Tu viens ? Je t’attends depuis ce matin !
Entre lui et les poèmes d’Egon Schiele dénichés vendredi tout à fait par hasard, le
choix n’était pas cornélien.
A quinze heures trente, elle attaqua l’Annapurna. Par la face nord. Evidemment c’est
réfrigérant même si ça brûle.
Les T shirts. Trente.
Les chemises. Une douzaine.
Les pantalons, les shorts, le linge de lit, de table, de
toilette.
Dans ses oreilles roulait la rocaille d’Arno. Puis celle de Tom. Waits. The Part
You Throw Away.¹
Le téléphone sonna. Elle dit Allo, plusieurs fois.
Personne ne répondit.
Elle aurait eu envie que ce soit M.
M. a quatre vingt six ans. Elle aime M. Elle aime M. de toutes ses forces. Elles ont
les mêmes initiales.
Elle inventa que c’était M., que M. avait besoin d’elle.
Elle sortit, vite, juste un peu recoiffée.
Elle gara la voiture soigneusement.
La tour était haute. Elle le savait. Mais c’était la première fois qu’elle y montait,
qu’elle montait au dernier étage. Le dix neuvième.
C’était beau là-haut. Elle s’en doutait. M. aurait adoré.
Mais M.n’était pas là. Elle était chez sa plus jeune fille, à
Paris.
En fait elle était contente que M. ne soit pas là. Il faut être seule
parfois.
Elle voyait toute la ville s’étaler, jusqu’à la mer, et la mer jusqu’à la brume de
l’autre côté.
Sa vie n’était que de ville et de souvenirs mouillés.
Même si on était en juin.
Cet envol fut le sien.
¹ Tom WAITS – Blood Money – 2002
Copyright © Arthémisia – juillet 10
Ce texte a été écrit dans le but de participer à un concours de nouvelles. Le thème du concours
était : « Et si tout recommençait… ? »
Je n’ai pas envoyé ma nouvelle dans les délais bien qu’elle fut écrite depuis belle lurette.
Ca s’appelle faire les choses à moitié.
Avec : Rade de Toulon © Arthémisia – Sept
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