Quand vous en aurez assez des divertissements mièvres, des
machines à s’esclaffer, des programmes d’évasion tirés à des millions d’exemplaires,
Quand vous en aurez assez de ces brèves caricatures de
carnaval de Rio qui vous invitent à oublier en quelques heures vos misères morales de toute l’année,
Quand vous en aurez assez de cet audio-visuel où tant de
vedettes ont le visage bouffi et sudoripare de ceux pour qui surenchérir dans le crétinisme est un métier en or,
Quand vous en aurez assez de ces journaux où serpente
lubriquement le désir de vous suborner, de vous allécher ou de vous violer,
Quand vous en aurez assez de voir les boules du Loto faire
office d’espérance sur terre, entre la mort de Dieu et la morgue des astrologues,
Quand vous en aurez assez des moyens que vous offre la
société pour tuer le temps, alors que ce temps vous auriez bien envie de n’en perdre ni une goutte de son nectar, ni une miette de son ambroisie,
Quand vous en aurez assez de la frivolité érigée en
planétarium de parlotes et retombant, flasque, en pluie de lieux communs, dans les réunions de plus de deux,
Quand vous en aurez assez d’écouter ceux qui n’ont rien à
vous dire de l’ordre de la splendide subversion d’être,
Quand vous en aurez assez des
antidépresseurs,
Quand vous en aurez assez de ne tressaillir du corps et de
l’esprit qu’en vertu des médiocres titillations que vous sont vendues à cet effet,
Quand vous en aurez assez de croire, sur la foi mauvaise
de ceux qui en tirent profit, que la paresse est un droit délicieusement moderne, dont l’énergie serait la désuète et fatigante contre-indication,
Quand vous en aurez assez de tout cela, puisse alors vous
effleurer, ne serait-ce que vous effleurer, l’idée qu’il doit bien y avoir quelque part une autre façon de vivre, même si cette façon, son souci n’est pas d’avoir bonne
réputation.
Même si on a toutes raisons de penser qu’elle est plus
souterraine qu’ostentatoire, parfois invisible à l’œil nu, discrète dans la rue, passante indistincte, fascinante comme par inadvertance.
Et j’ai l’intuition que dans cette autre façon de vivre,
il se passe des choses qui défient l’entendement, plus souvent qu’à leur tour. Certes, les signes extérieurs de richesse y sont bannis, ainsi que le racolage spirituel, ou la course au paraître.
De prime abord, on dirait une gravité, mais alors très animée, avec de l’effervescence, beaucoup d’effervescence à l’intérieur. Une gravité qui aurait tordu le cou au sérieux, et
festoierait sur sa dépouille. Une gravité qui apprendrait à son sous-sol à faire la fête et aurait elle-même, à l’occasion, des jambes de danseuse sous un rein de félidé. Une profondeur peuplée,
parfois encombrée, un vaste chantier où on s’activerait, sans répit, à des projets de stricte nécessité, comme l’évitement des gâchis de l’existence. Tous les arts y sont permis, pourvu qu’ils
s’opposent à la médiocrité générale. Je veux dire par-là qu’il doit bien y avoir aussi, quelque part, une autre façon de se sentir léger, inconnue dans le monde des cochons climatisés, ou des
grutiers du bonheur. Qu’il doit bien y avoir d’autres façons de prendre du plaisir, de souffrir, d’espérer, de penser, de dépenser, d’aimer, de haïr, et d’aller à la rencontre du vieillissement
et de la mort.
Je veux dire par-là, enfin, qu’il doit bien y avoir,
quelque part, une autre façon d’être ensemble, de partager, d’échanger. Et même qu’il doit bien y en avoir une, quelque part, qui, issue de la scatologie primitive, a su se construire cette
pyramide de toutes les sensations à la pointe de laquelle on peut distinguer, par temps clair, ce qu’est une vie vécue en ce qu’elle a d’essentiel, non en ce qu’elle produit de résiduaire. Il
doit bien y en avoir une. C’est ce que je me dis, quand je n’en ai pas encore assez de voir la Beauté aider à se tenir debout les porteurs de leur propre histoire, devenue écrasante, arrivée à
son terme.
Marcel MOREAU – Lecture irrationnelle de la vie
Avec : Sol LeWitt –
Pyramide à quatre côtés
1999 - Blocs de bétons et mortier
Jardin des sculptures d’Art – Washington D.C.
…et parce que vous êtes en haut de ma pyramide.